Après une longue pause après la publication du premier épisode puis du second, voici la suite de notre histoire du jeu d'échecs moderne. Elle couvre la période 1946-1990, marquée par la domination soviétique.
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La mort d’Alexandre Alekhine marque la fin de la
période des supers-champions, ceux qui écrasaient leur époque et qui dictaient
leurs conditions pour les affronter en match. Les Échecs n’échappent pas au contexte
de la Guerre Froide et de sa fin, ni aux enjeux et évolution qui ont suivi
l’effondrement de l’URSS. Plus qu’une révolution de la pensée, c’est d’abord
une révolution de l’approche de plus en plus « professionnelle » et méticuleuse
du jeu, aidée par le progrès technologique qui transforme la façon de jouer des
meilleurs.
L’ « école soviétique »
Les
autorités soviétiques ont fait des Échecs un sport majeur, participant à leur
propagande qui justifie la supériorité de l’ « homo sovieticus » sur le capitalisme.
Pourtant, rien n’était gagné. Ce jeu était l’apanage de la bourgeoisie et
pouvait être condamné comme tel par le régime mais Lénine aimait y jouer. Les
compétitions échiquéennes s’étaient même déroulées pendant même la guerre
civile. Alexandre Alekhine remporta même le premier championnat de la
République Socialiste de Russie en 1919. C’est dans les années 20, sous
l’impulsion du maître Ilyn-Jenevski et de Nikolaï
Krilenko (procureur des premiers procès politiques avant d’être
éliminé à son tour en 1938), que les Échecs acquièrent leur statut dans l’URSS.
Ce jeu bourgeois doit permettre à la classe ouvrière de s’élever par les
qualités qu’il exige. La propagande imagina même une partie imaginaire entre
Staline et Iejov (le chef de la police politique, organisateur de la Grande
Terreur).
Système mis en place ou réel engouement de la population ? Quoi qu’il en soit, les Échecs gagnent en popularité. Le premier grand tournoi international organisé en URSS eut lieu à Moscou en 1925. Comme je l’ai indiqué dans l’article précédent, c’est l'émigré Russe Bogolioubov qui remporte son plus grand succès devant Lasker et Capablanca. Ce dernier, en tournée à Leningrad, affronte en simultanée un jeune joueur de 14 ans : Mikhaïl Botvinnik. Le champion du monde doit s’incliner, souhaite le meilleur à son jeune vainqueur. Il ne savait pas que 10 ans plus tard, cet adolescent allait se trouver à ses côtés dans les grands tournois.
Les jeunes étaient encadrés dans les écoles de Pionniers, créant ainsi un système de détection et de sélection sans précédent, qui a produit les meilleurs joueurs du monde pendant plus d’un demi-siècle. De plus, certains forts joueurs étaient aussi des membres éminents du parti comme Alexandre Kotov. D'autres ont été des informateurs ou des membres des services de renseignement.
Plus qu’un style de jeu, c’était plus une méthode de travail, de préparation qui formait les joueurs soviétiques. Les débuts de partie étaient profondément analysés : si un joueur faisait une découverte, il devait avoir l’autorisation pour la jouer en partie (ce fut le cas de Taïmanov qui fit une découverte réservée à Petrossian pour son match contre Fischer en 1971). D’autre part, les critères classiques de l’évaluation de la position étaient dépassés : les joueurs analysaient en fonction des possibilités dynamiques de la position, faisant et défaisant ainsi la réputation de certaines ouvertures. Peu pratiquée, la défense dite Est-Indienne acquit une grande popularité avec les Noirs tout comme la défense Sicilienne (1.e4 c5), qui était peu jouée avant la guerre mais qui est devenue la réplique principale des Noirs à haut niveau contre le premier coup blanc e2-e4. Mais il y avait également des "consignes" dont le but était de permettre à un Soviétique de gagner ou bien tel ou tel joueur de gagner.
De
grands noms sont sortis dans les années 40-50. Parmi ces forts joueurs, aucun
n'a jamais été en mesure de remporter sérieusement le titre mondial, je
cite Efim Geller, Mark Taimanov, Youri Averbakh, Lev Polugaïevsky ou
le génial Leonid Stein (mort en 1973 à 39 ans alors qu’il
était un des 5 meilleurs mondiaux). Trop fragiles, alcooliques, certains ont
même renseigné le KGB. Le championnat d’URSS était le plus fort tournoi au
monde organisé annuellement. Pourtant, les champions du monde participaient
rarement à cette compétition relevée : leur statut les plaçait inconsciemment
sur un piédestal, du haut duquel ils ne voulaient pas redescendre. Botvinnik
fut le seul champion du monde en titre à disputer un championnat d’URSS (en
1952 et 1955) ; jamais ses successeurs, jusqu’aux années 70, n’y ont
participé. C’était pourtant une préparation de premier choix dans l’optique des
confrontations futures. En 1967, Tigran Petrossian refusa de jouer un match de
départage contre David Bronstein pour le championnat de Moscou dans ce cas,
prétextant que ce dernier aurait eu ainsi l’occasion de jouer un match contre
le champion du monde sans avoir disputé le cycle qualificatif !
La conquête du titre mondial.
Après la mort d’Alekhine, Botvinnik était déjà
considéré comme le meilleur joueur du monde. Son jeu était qualifié de
scientifique : préparation poussée des ouvertures, grande force dans le jeu de
position, prise de risque limitée à ce qui peut être évaluable mais aussi
lutteur acharné. Il avait mené l’équipe d’URSS, qui écrasa en match, disputé
par câble, les États-Unis en septembre 1945. Il remporta le très fort tournoi
de Groningue en 1946 devant Euwe, puis un autre tournoi à Moscou en 1947.
Pourtant la vacance du titre posa le problème de la succession. Pour les uns,
Euwe devait reprendre son titre perdu, pour les autres il fallait organiser un
tournoi entre les meilleurs. Cette solution a été retenue. Six joueurs ont été
sélectionnés pour ce championnat qui se déroula entre La Haye et Moscou au
printemps 1948 : Botvinnik, Euwe, Reshevsky, Kérès, Fine et Vassili
Smyslov, connu depuis le début des années 40. On écarta le très fort joueur
argentin, d’origine polonaise (dont toute la famille périt dans les camps nazis) Miguel
Najdorf (propagateur de la célèbre variante éponyme, mais dont il ne
fut pourtant pas l’inventeur : 1.e4 c5 2.Cf3 d6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 a6,
qui est l’arme actuelle de tous les champions), qui avait battu sèchement
Botvinnik à Groningue. A la surprise générale, Fine se retira et abandonna la
compétition pour la psychologie. Il ne fut pas remplacé.
Les cinq participants au championnat du monde 1948. De gauche à droite, Paul Kérès, Vassili Smyslov, Samuel Reshevky, Max Euwe et Mikhaïl Botvinnik. |
Les 5 autres se disputèrent un match tournoi sur 5 tours. Grand favori, Botvinnik survola la compétition avec 14/20, devant Smyslov, Kérès, Reshevsky et Euwe.
Pour Paul Kérès, il reste un mystère. Lui qui avait, après l'invasion de l'URSS par l'Allemagne, joué des tournois, fait des démonstrations dans l'Europe occupée, comment échappa-t-il à la répression ? Il a été très probablement protégé par des membres hauts placés du parti et du NKVD (l'ancêtre du KGB). Pour Euwe, le championnat du monde marque le déclin de sa carrière de joueur -même s'il disputa le tournoi des candidats 1953-. Il eut même des problèmes pendant le tournoi : arrêté à la frontière soviétique, accusé d'espionnage, il put jouer la fin du tournoi à Moscou. En 1970, il devint président de la FIDE (jusqu'en 1978) où il dut affronter les championnats du monde houleux de cette époque.
L’ère Botvinnik : une domination sans partage sur le
reste du monde
Après
8 victoires consécutives dans des tournois majeurs, Botvinnik cessa de jouer et
passa son doctorat en électricité. Il ne joua pas une partie officielle entre
1948 et 1951.
La
FIDE organisa un cycle de qualifications pour le championnat du monde sur trois
ans. Des tournois zonaux puis un tournoi interzonal qualifiaient les joueurs
pour un tournoi des candidats. Mais à chaque fois, ce sont les Soviétiques qui
gagnent les premières places. Le premier du genre eut lieu à Budapest en 1950.
Il fut remporté par David Bronstein et Isaac Boleslavsky, alors que
Samuel Reshevsky, Max Euwe et les Occidentaux ne purent participer en raison de
la Guerre Froide. Les deux premiers durent se départager en match et Bronstein
l’emporta. Il eut le droit de défier Botvinnik. Les règles du championnat du
monde étaient fixées : 24 parties sont à jouer et le champion garde son titre
en cas d’égalité 12-12. S’il le perd, il a droit à un match revanche l’année
suivante. Une façon pour Botvinnik, disent les mauvaises langues, de ne pas
revenir dans l’arène.
David
Bronstein (1924-2006) était un joueur créatif. Dès le début de la partie, il
cherchait à provoquer des positions où son imagination et son talent tactique
s’exprimaient à merveille. Avec son ami Isaac Boleslavsky (1917-1981), il
popularisa la défense Est-Indienne avec les Noirs (1.d4 Cf6 2.c4 g6 3.Cc3 Fg7
4.e4 d6) et remporta de célèbres victoires avec. Il remporta deux fois de suite
le Championnat d’URSS (1947-1948), puis l’interzonal, puis le tournoi des
candidats avec son ami précité. Ce fils de prisonnier politique aurait donné
une image bien négative pour le régime stalinien. Bronstein affirma avoir seulement voulu montrer que
Botvinnik n’était pas imbattable. Au printemps 1951, Bronstein fut bien près de
vaincre la légende mais perdit la 23ème partie (Fut-il forcé ou craqua-t-il
réellement sous la pression ?) alors qu’il menait d’un point. Botvinnik joua
assez mal dans ce match : il fut dépassé par l’imagination de Bronstein mais
s’en sortit parce que son adversaire jouait très mal les finales à ce niveau
(Il perdit la 6ème partie en touchant malheureusement une pièce). Score final : 12-12, 5 victoires chacun.
Malheureusement,
ce joueur très populaire n’allait plus avoir sa chance de devenir champion du monde. Il est 2ème du tournoi
des candidats en 1953, 3ème à égalité en 1956 et ensuite est éliminé
prématurément en 1958 et 1964, par suite de défaites inattendues contre des
joueurs nettement moins forts.
Les
tournois reprenaient : Botvinnik joua un peu plus mais ses résultats étaient
relativement irréguliers. En 1954, il affronta en match Vassili Smyslov
(1921-2011), vainqueur du tournoi des candidats de Zurich, dont le déroulement
a été relaté par Bronstein dans un magnifique livre (L’Art du combat aux
Échecs). Encore une fois Botvinnik souffrit contre un adversaire d’une
grande force technique et d'une combativité remarquable. Mais le match se termina
encore par l’égalité 12-12 (7 victoires
chacun).
Smyslov
repart à la charge en 1957. Il a gagné le tournoi des candidats d’Amsterdam en
1956 où un jeune compatriote faisait son apparition sur la scène internationale
: il a 19 ans, il se nomme Boris Spassky (1937- ), il termine 3ème ex-æquo.
Cette fois, Smyslov est mieux préparé et remporte
le match assez nettement : 12,5 à 9,5 (6 victoires à 3). Botvinnik réclame sa revanche. Il a analysé les
faiblesses de son adversaire et préparé de nouvelles ouvertures. En remportant
les trois premières parties, il avait fait le plus dur. Smyslov ne reprend
qu’un point sur le reste du match (12,5
à 10,5 soit 7 victoires à 5 pour Botvinnik).
Ce champion -qui n'hésitait pas à partage ses talents de chanteur d'opéra- n’est resté qu’un an au sommet. On dit aussi
qu’il était le favori du régime à l’époque de Staline : Russe de pur souche, il
était préféré au juif Botvinnik, mais qui était un « bon communiste » et
surtout le meilleur de tous. Smyslov fut encore de nombreuses fois candidat et
réussit à l’âge de 63 ans en 1984 à atteindre la finale des candidats (il est
le plus vieux joueur dans ce cas). Il a été champion du monde vétéran au début
des années 1990.
Les joueurs non soviétiques qui rivalisaient étaient peu nombreux : le Yougoslave Gligoric (1924-2012), l’Américain Reshevsky (1911-1995), le Hongrois Szabo. Deux noms de jeunes loups apparurent sur la scène internationale vers 1958. Le Danois Bent Larsen (1935-2010), qui avait remporté la médaille d’or au premier échiquier des Olympiades de 1956 devant Botvinnik et surtout un jeune américain de 15 ans : Robert James Fischer, le plus jeune grand-maître au monde.
Tal, le Magicien de Riga
Au moment où Botvinnik reprenait son bien, un jeune loup de 22 ans mangeait tout adversaire qui se présentait à lui : Mikhail Tal (1936-1992). Ce joueur étonnait ses contemporains par son jeu spectaculaire. Prêt à tout pour gagner, il n’hésite pas à sacrifier des pièces pour des compensations pas toujours évidentes et parfois de manière incorrecte (mais il fallait des heures d’analyse pour en le démontrer). Sa vitesse de calcul des variantes était phénoménale : il était capable de voir de nombreuses lignes, là ou l’adversaire n’en voyait que quelques-unes et moins profondément. Bronstein résuma son jeu : « Il centralise ses pièces et les sacrifie n’importe où ». Tal exerçait une fascination, une pression psychologique qui rappelait ce que faisait Lasker.
En 1955, Tal n’était qu’un joueur prometteur. En 1958, il a déjà réalisé le doublé au championnat d’URSS (remportant au total 6 titres soit autant que Botvinnik). Il remporte la même année l’interzonal de Portoroz, devient candidat au même titre qu’un jeune joueur venu des Etats-Unis, Bobby Fischer (1943-2008). En 1959, il livre avec Paul Kérès (un des plus forts joueurs jamais champion du monde, il finit 5 fois deuxième du tournoi des candidats) un duel époustouflant dans le tournoi des candidats disputé en Yougoslavie. Il marque 20 points sur 28 ( !), remportant pas moins de 16 victoires pour 4 défaites et 8 parties nulles ; Kérès échoue à 1,5 point en dépit de 15 victoires dans le tournoi des candidats le plus combatif qui ait jamais eu lieu.
On
parle alors d’hypnose, Tal manipulant ses adversaires par son regard perçant
pour les pousser à la faute. Ainsi le Hongrois Benkö mit des
lunettes noires avant d’affronter Tal mais ce dernier sortit de sa poche de
grosses lunettes (style vieille américaine) et provoqua le rire du public.
Le match contre Botvinnik en 1960 ne pouvait pas
opposer deux adversaires au style si différent. D’un côté le champion du monde,
roi de la préparation, méthodique et grand joueur de position face à un joueur,
dont il qualifiait le style d’ « incorrect » parce qu’uniquement tourné vers la
tactique et l’attaque directe. Pourtant Tal démontre aussi ses talents de
manœuvrier : dès la 1ère partie il s’impose mais ses expériences dans les
débuts semblent trop risqués. Plus d’une fois il est danger de perte mais
Botvinnik en manque de temps n’arrive pas à les exploiter. Dans la 6ème partie,
Tal sacrifie un cavalier, ce qui provoque l’agitation du public (et
l’interruption de la partie jouée dans une autre pièce). Botvinnik ne trouve
pas la meilleure défense et craque. Le champion du monde revient dans le match
mais chancèle dans les moments critiques : dans une position gagnante, dans la
17ème partie, il gaffe et perd la partie alors qu’il n’a que quelques secondes
pour jouer deux coups, avant le contrôle du temps au 40ème coup (Chaque joueur
dispose d’un temps limité pour un certain nombre de coups). Tal s’impose
finalement 12,5 à 8,5 (6 victoires à 2).
Botvinnik
fait aussitôt usage de son droit de revanche. Il étudie le jeu de Tal, dévoile
ses faiblesses alors que le champion du monde n’a pas le caractère pour
étudier, étudier sans arrêt. C’est un bon vivant, fumeur et aussi amateur de
boisson (Il arriva une fois avec un gros sparadrap sur le front après s’être
battu alors qu’il était éméché). Ce champion hors norme fut surtout trahi par
sa santé. Atteint d’une malformation congénitale à la naissance (Il avait trois
doigts à la main droite, qu’on ne voit presque jamais dans les vidéos), il est
aussi atteint d’une maladie des reins qui l’oblige à plusieurs opérations.
L’une d’elles a lieu quelques semaines avant le match revanche de 1961 et
pendant celui-ci il attrapa la grippe. La santé, l’impatience, l’excès de
confiance ont empêché Tal de reconquérir son titre dans les années qui
suivent. Botvinnik l’écrase en 1961 par 13 à
8 (10 victoires, 5 défaites et 6 nulles).
Petrossian, le Tigre.
Un
autre joueur de l’école soviétique attendit son heure, c’est Tigran
Petrossian (1929-1984). Issu d’une famille pauvre d’Erevan, orphelin à
15 ans, les malheurs de sa vie ont marqué son jeu qui se base sur la sécurité.
Cet admirateur de Nimzovitch était un très grand tacticien, spécialiste comme
Tal des parties rapides (Blitz, parties de 5 minutes) mais répugnait à
s’engager dans l’inconnu. Au moindre risque encouru, il s’empressait de
proposer nulle à son adversaire. Sa grande spécialité était le sacrifice de la
qualité (Une Tour contre Fou ou Cavalier), qui exigeait de connaître les
arcanes de la position. Sa compréhension de la position est sans égale, c’est
le modèle à l’extrême du joueur de position. Sa progression a été ralentie par
son manque d’agressivité mais au début des années 1960, il devint un peu plus
entreprenant et parvint enfin à gravir les échelons vers le titre. Champion
d’URSS en 1959, il termine 2ème de l’Interzonal de Stockholm en 1962 derrière
Bobby Fischer.
Il
dispute alors le tournoi des Candidats de Curaçao en mai 1962. Le scénario du
tournoi annonce la crise de Cuba cinq mois avant. Les Soviétiques dominent
l’épreuve. Petrossian, plus solide, l’emporte devant Kérès et Geller. Fischer
termine quatrième mais accuse les trois premiers de s’être entendus pour faire
nulle rapidement. Dans ce même tournoi, Tal dut abandonner l’épreuve parce
qu’il a dû subir une nouvelle intervention chirurgicale. Et un autre
Soviétique, déjà connu, devient un candidat au titre, même s’il est taxé d’individualisme
(terme péjoratif dans l’URSS de l’époque) : Victor Kortchnoi (1931-2016). Les
tensions avaient repris entre les « Grands », entre un Américain et les
Soviétiques après les crises de l’U2, de Berlin et avant le pic de Cuba.
Petrossian
défit Botvinnik en mars 1963. Le champion du monde avait 52 ans, son
adversaire, 34. La différence d’âge allait jouer son rôle. La difficulté pour
Botvinnik était de faire craquer un joueur qui n’en avait pas l’habitude. En 67
parties dans les différents tournois qualificatifs pour le championnat du
monde, Petrossian n’en perdit … qu’une seule, lors du championnat d’URSS.
Le
champion du monde remporte la 1ère partie mais perdit les 5 et 8èmes pour être
mené au score. Il imposa une forte pression à son adversaire, qui résistait
admirablement. Botvinnik finit par égaliser à 2-2 (14ème partie) mais perdit
ensuite 3 fois, sans jamais gagner. Dans un match très technique, où les
manœuvres ont largement pris le dessus sur les attaques spectaculaires, Petrossian
mit fin au règne de Botvinnik (12,5
à 9,5 ; 5 victoires contre 2 et 15 nulles).
La FIDE avait décidé d’abroger le principe du match revanche. Vexé, Botvinnik
décida de renoncer au titre mondial. L’ancien champion du monde disputa encore
plusieurs tournois, avec succès et même remportant de jolies parties. En 1970,
il se retira définitivement de la compétition pour se consacrer à son école qui
forma quelques-uns des plus beaux joyaux des Échecs Soviétiques (Karpov et
Kasparov notamment).
Tigran Petrossian et Boris Spassky. Petrossian gagne le premier match en 1966 mais Spassky a tiré les leçons de sa défaite et gagné nettement la revanche. |
Spassky, à l’assaut du Tigre.
Né
à Leningrad en 1937, Boris Spassky a fait figure de prodige :
premier Soviétique champion du monde junior, il devient candidat et
grand-maître à 19 ans en 1956. Mais ensuite, il traverse des années difficiles
: des défaites traumatisantes en championnat d’URSS l’écartent de la course au
titre mondial. Paresseux comme il aime à se définir, c’est pourtant un joueur
complet, à la fois à l’aise dans les positions compliquées et dans les
positions techniques, solide dans tous les domaines du jeu et très endurant (il
pratique volontiers le tennis ou la natation). Il devient champion national à
l’hiver 1961 et se qualifie pour l’interzonal après avoir remporté un tournoi
qualificatif interne. A cet Interzonal, il obtient également son billet, avec
Bent Larsen -contre qui il s’incline au terme d’une partie monumentale-,
Vassili Smyslov et Mikhaïl Tal, tous quatre terminant premiers.
Le
cycle des candidats de 1965 est le premier qui désigne le vainqueur par une
série de matches. Spassky doit affronter le vétéran Paul Kérès : en le battant,
il écarte définitivement un des 5 cinq meilleurs joueurs du monde depuis trente
ans. Puis ensuite c’est au tour d’Efim Geller qui ne résiste pas beaucoup et
enfin vient Tal. Alors que le score est de 4-4, l’ancien champion du monde
craque et perd les 3 parties suivantes. Spassky affronte en mars 1966
Petrossian.
Ce
match est tendu, âpre et épuisant. Petrossian impose son jeu et pousse son
adversaire à la faute : 2-0 après 10 parties mais le challenger égalise à la
17ème (2-2). Pourtant, c’est le champion qui fait la différence : 2 victoires à
1 sur les sept dernières parties et il est le premier tenant à conserver son
bien depuis Alekhine en 1934 (12,5 à
11,5 ; 4 victoires, 3 défaites et 17 nulles).
Petrossian
joue peu et ses résultats sont modestes. Spassky s’impose en force comme, une
fois encore, son rival déclaré. Il remporte devant Bobby Fischer le tournoi de
Santa Monica en 1966 (le plus fort tournoi des années 1960). Puis devient à
nouveau candidat, profitant des écarts de l’Américain, puis élimine Geller,
Larsen, le meilleur joueur du monde en tournoi et enfin Victor Kortchnoi, tout
ceci en 1968.
C’est donc en mars 1969 que la revanche de 1966 se déroule. Petrossian a bien gagné la première manche, mais Spassky a retenu la leçon. Il gagne les 4ème, 5ème et 8ème parties pour mener 5-3. Deux victoires de Petrossian dans les manches 10 et 11 ramènent l’égalité. Mais le champion du monde commet une erreur stratégique majeure : au lieu de tenter de profiter de son avantage psychologique, il revient à sa stratégie initiale, c’est-à-dire chercher la nulle, mis permet à Spassky de surmonter son passage à vide. Et dans le dernier tiers du match, le challenger fait la différence. Petrossian est méconnaissable dans la 17ème et surtout la 19ème où il est écrasé. Il revient bien dans la 20ème mais la 21ème partie fait définitivement basculer le match : il est victime de son tempérament, Spassky lui permet de compliquer le jeu mais il refuse préfère un coup plus solide mais finit par perdre. En gagnant par 6 victoires, 13 nulles et 4 défaites (12,5 à 10,5), Spassky devient champion du monde, que beaucoup espéraient enfin.
Fischer : le King qui voulait être roi
Mais
le champion des années 1960 n’est pas soviétique mais américain ; Bobby Fischer
est ingérable mais génial et combatif. Il est l’attraction dans les sixties ;
ses succès sont nombreux (il gagna 8 championnats des Etats-Unis dont un avec
11 points sur 11), ses écarts aussi : par exemple, en 1967 à l’Interzonal de Sousse,
il refuse d’affronter quatre Soviétiques d’affilée et après des atermoiements,
finit par partir. Le plus incroyable est qu’il dominait largement l’épreuve. De
même, Fischer imposa des heures décalées pour jouer les parties le vendredi
soir en raison de son appartenance à une secte anti-communiste. En 1965,
Fischer est même victime du contexte international. Les Etats-Unis refusant
d’accorder des visas à tout ressortissant voulant se rendre à Cuba, Fischer
participe au tournoi de La Havane par télex.
L’Américain se décide enfin à accomplir le rêve, le
sens de sa vie en 1970. Profitant du désistement de son compatriote Benkö, il
dispute l’Interzonal de Palma de Majorque qu’il surclasse : 17,5 points en 23
parties, soit 2,5 d’avance sur le second et 6 victoires consécutives pour
terminer. Entre-temps, Spassky adopte les mauvaises habitudes de ses
prédécesseurs. Il joue peu : comme eux, il ne participe plus au championnat
d’URSS et ses sorties en tournoi sont rares. Il est pourtant le premier
champion du monde à disputer un open (Tournoi qui rassemble à la fois les
joueurs professionnels et les amateurs, au contraire des tournois fermés qui
n’invitent qu’un nombre défini de joueurs).
Bobby Fischer en une du magazine
Life. L'Américain est la première star des Echecs. Sa précocité, ses caprices à
l'inverse de son jeu, en font une grande vedette qui sortit les Echecs
professionnels d'une certaine misère.
L’année
1970 est traversée par deux événements majeurs de l’histoire des Échecs. Tout
d’abord c’est l’entrée en vigueur du classement ELO. Imaginé par un
mathématicien américain, d’origine hongroise Arpad Elo, ce système
avait d’abord été conçu pour le tennis avant d’être recalé pour sa complexité.
C’est donc aux joueurs d’échecs d’en hériter. Ensuite c’est le « Match
du Siècle », au printemps 1970, qui oppose l’URSS à la sélection du Reste
du Monde. Malgré cinq champions du monde, l’URSS a toutes les peines à
l’emporter par 20,5 à 19,5 (Cette compétition s’est jouée sur 4 parties sur 10
échiquiers à la fois). En dépit d’une brillante victoire contre Larsen, Spassky
est en méforme. Quant à Fischer, il bat l’ancien champion du monde Petrossian
(2 victoires, 2 nulles) après avoir accédé à l’exigence de Larsen qui réclamait
le premier échiquier. Bobby n’était pas prêt à défier Boris pour le moment.
L’année
1971 est l’année où le cycle des candidats détermine le challenger de Spassky.
Fischer est sur une autre planète. Mark Taïmanov le Soviétique et le Danois
Bent Larsen perdent leur match par 6-0. Pour faire payer le premier, on
retrouvera des livres de Soljenitsyne dans ses bagages (comme par hasard…).
Quant au Danois, il ne récupéra jamais de sa déroute. S’il obtint encore de
bons résultats, ce fut de manière plus irrégulière. Dommage pour ce joueur
original et lutteur qui a mené la vie dure aux Soviétiques en remportant de
forts tournois dont cinq pour la seule année 1967. Fischer parvient aussi à
vaincre Petrossian, dont la stratégie consiste à faire perdre les nerfs à son
adversaire : ce qui avait marché lors des tours précédents contre l’Allemand
Hübner et Kortchnoi, échoue devant un Bobby qui finit par quatre victoires.
Cette
année-là, un autre Soviétique, âgé de 20 ans, fait sensation en remportant le
mémorial Alekhine. Il s’appelle Anatoli Karpov, tandis que Spassky
finit au milieu de tableau, se réservant pour le match pense-t-on.
Ce
match a enfin lieu à Reykjavik pour juillet 1972, après de nombreuses
péripéties liées à la question de la bourse attribuée. Fischer fait encore des
caprices de divas, incroyable pour un challenger. Mais il impose déjà son jeu à
Spassky (Les deux joueurs s’apprécient beaucoup).
Spassky
est le favori pour deux raisons : d’abord Fischer ne l’a jamais battu en 6
parties (Ceci dit Alekhine n’avait jamais battu Capablanca avant le match de
1927) et le style du Soviétique est plus stable et complet que l’Américain.
Mais le champion du monde a un point faible : son amitié pour Fischer.
Inconsciemment, lui est-il possible de battre son ami alors que ce dernier n’a
aucun sentiment réciproque (du moins devant l’échiquier car Spassky était un de
ses rares amis) ?
Le match est digne d'un film de série B mais qui est légendaire car c'est la réalité. Profitant d'une excès d'optimisme de Fischer, Spassky gagne la première partie. Il mène même 2-0 car Fischer perd la deuxième partie par forfait car il se plaint du bruit des caméras. L'Américain, consciemment ou pas, met une pression psychologique à tout le monde en imposant ses conditions. Et pourtant, on se demande si le match continuera.
Mais le match continue et Fischer joue aussi bien que jamais, comme Spassky joue largement en-dessous de son niveau. L'Américain, malgré un retard de 0-2, marque 5 victoires et 3 nulles sur les 8 parties suivantes. Malgré des efforts désespérés et vains du champion du monde, Bobby Fischer remporte le match 12,5 à 8,5 : 7 victoires à 3 et 11 nulles). L’Américain était tout simplement le meilleur mais a ajouté une dimension psychologique : il a totalement surpris Spassky et les Soviétiques en ne jouant pas ses ouvertures habituelles et en ne répétant pas deux fois le même début de partie.
Les Soviétiques ont cherché des explications à la déroute de leur champion. Ils accusent les Américains d’avoir truqué le match par des procédés divers (La salle de jeu, l’éclairage, les sièges sont examinés minutieusement). Ils demandent même à Spassky d’abandonner le match et de repartir. Mais trop gentleman, le champion du monde refuse et continue le match. Cet écart sera payé d’un an de suspension de tournois à l’étranger. On ne badine pas avec l’honneur du pays et du Parti.
L'Empire contre-attaque avec un nouvel espoir.
Le titre mondial perdu, les autorités soviétiques décrètent la mobilisation générale pour récupérer le titre. Le "trou générationnel" démographique (les années 1940) a montré les faiblesses, à savoir un renouvellement de l'élite limité. Pourtant, au début des années 1970, on croit avoir trouvé la pépite. Un jeune garçon né en 1951 dans l'Oural, frêle mais doté d'une volonté de fer et d'une patience infinie malgré un physique fragile : Anatoli Karpov.
On mise sur lui et on lui donne les meilleurs secondants. De son côté, Viktor Kortchnoi croit en ses chances. Il a plus de 40 ans mais il pense être capable d'affronter Fischer en 1975.
Le cycle des candidats 1974 règle la question de la suprématie en URSS : Karpov écarte trois Soviétiques : Polugaïevsky, puis Spassky et enfin Kortchnoi. Il devient le challenger officiel de Fischer. Mais l'Américain ne se manifeste pas. En avril 1975, après un dernier ultimatum, malgré les sommes colossales qu'on lui promet pour jouer, il ne répond pas. Karpov est alors proclamé champion du monde.
Pour celui-ci comme pour l'URSS, c'est une victoire mais aussi un défi Le titre est repris mais les conditions donnent le sentiment que c'est une usurpation. Alors Karpov décide de montrer qu'il est le champion du monde. Il joue, joue et joue encore : il gagne les tournois très souvent. Il donne une image différente des autres champions du monde.
Merci pour cet article digne d'être repris comme une source de documentation.
RépondreSupprimerMerci. Ca a d'ailleurs servi !
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